Sur 8 722 kilomètres carrés baignés de soleil, la Corse nourrit une ambition encore fragile : celle de reconquérir son autonomie alimentaire tout en faisant face aux défis climatiques. Qu’ils soient vignerons, éleveurs ou chercheurs, c’est tout une vague d’acteurs qui conjuguent savoir-faire traditionnels et innovations pour refonder le lien entre terre et assiette. Leur objectif est de bâtir une souveraineté insulaire. La 20e étape de la Route des Transitions est allée à la rencontre de ceux qui, à leur manière, par leur engagement quotidien, participent à réinventer une agriculture plus résiliente, enracinée et audacieuse.
Entre Ajaccio et Propriano, au milieu des coteaux : le domaine de Stiliccionu. Sébastien Poly, vigneron passionné et pionnier de la biodynamie, façonne un domaine viticole unique où les traditions de l’île rencontrent la rigueur scientifique et les audaces écologiques. Face à l’urgence du changement climatique, son ambition est claire : transformer son vignoble en un véritable sanctuaire de biodiversité, un modèle de résilience pour l’agriculture de demain. « Aujourd’hui, face aux vents de sirocco et aux températures extrêmes, il faut inventer de nouvelles façons de cultiver», explique Sébastien, fort de plus de quinze années d’expérimentations incessantes.
Sur ses sept hectares, tout est pensé pour favoriser un écosystème protecteur. L’agroforesterie est au cœur de sa démarche : arbres fruitiers, caroubiers et poiriers s’intègrent harmonieusement au milieu des vignes. Sur une nouvelle parcelle, il imagine une culture en pergola, à 2,5 mètres de hauteur, sous une canopée végétale, afin de préserver les grappes des coups de chaud. « Ce modèle existe au Chili, en Italie, en Grèce. Ici, il peut devenir une arme contre le dérèglement climatique », explique-t-il. Il envisage même de ressusciter les plantations en hautains, une technique romaine antique où la vigne s’enlace à un arbre fruitier tuteur, bénéficiant de son ombre bienfaisante.
La gestion de l’eau est une autre de ses priorités, avec une irrigation précise et l’implantation d’espèces mellifères pour favoriser la pollinisation. Les analyses de sol et de biodiversité rythment son travail, chaque geste contribuant à un équilibre durable. À Stiliccionu, la biodynamie n’est pas un simple argument marketing, mais un engagement profond, ancré depuis 2003. Dans ses vignes comme dans sa cave bioclimatique, où règne une température naturellement fraîche, il valorise les ressources locales, expérimentant la sélection de levures indigènes et des techniques originales pour anticiper l’impact du climat sur ses vignes.
Ses vins, rares et confidentiels, ornent les tables de restaurants étoilés et chez quelques cavistes passionnés à Paris, Marseille et dans le monde entier. « Je ne vends pas mon vin, on me l’achète », confie-t-il avec un sourire. Il vient de créer un vin d’exception, la cuvée Joséphine, vendue à 300 euros en sortie de cave. Face aux défis à venir, Sébastien Poly a à cœur de s’adapter, encore et toujours, sans jamais renier l’âme de la terre corse.
Au cœur du maquis corse, Jacques Abatucci, agriculteur corse ancré dans ses terres ancestrales depuis dix-huit générations, élève des vaches « tigres » endémiques, héritées de sa grand-mère. Il développe une agriculture insulaire axée sur la biodiversité, privilégiant le rythme naturel du troupeau dans des pâturages où maquis, oliviers sauvages et chênes prospèrent. « Aujourd’hui, tout est fait pour regrouper, standardiser, produire vite. Moi, je préfère laisser le rythme naturel guider mon troupeau », explique t-il.
Pas d’insémination artificielle, la reproduction se fait naturellement dans le respect du cycle animal. Le maquis constitue l’alimentation principale, conférant à sa viande un taux élevé d’oméga-3. Soucieux du bien-être animal, Jacques Abatucci a créé le seul abattoir fermier de France, obtenu après une longue bataille administrative auprès des institutions. « C’est plus agréable pour les animaux, mais aussi pour nous », explique-t-il. Il maîtrise ainsi toute la chaîne de production, vendant directement sa viande en direct, sur place ou via Internet, ou en Chronofresh.
Issu d’une lignée de militaires, de notaires et d’agriculteurs ayant marqué l’histoire corse depuis le XVe siècle, Jacques Abatucci prône une approche pragmatique, rappelant que « Depuis l’Antiquité, on savait cultiver, gérer l’eau, travailler avec le climat, faire avec des ressources comptées. » Il milite pour la réhabilitation des canaux d’irrigation ancestraux et des retenues collinaires, imaginant des systèmes modernes pour une gestion de l’eau optimisée : « On pourrait imaginer, par exemple, des systèmes d’écluses connectées, permettant de piloter à distance l’irrigation en canaux à l’air libre en fonction des besoins réels des cultures et de la météo. On pourrait faire de l’agriculture de précision, mais avec des infrastructures adaptées à notre territoire. »
Pour Jacques Abatucci, l‘avenir de la Corse réside dans une agriculture à haute valeur ajoutée, alliant tradition et innovation, respectueuse de l’environnement et ancrée dans le territoire : « Ce n’est pas en copiant ce qui se fait ailleurs qu’on réussira. C’est en valorisant ce que nous avons de plus précieux : notre terre et notre savoir-faire. » Son engagement vise à léguer une terre fertile aux générations futures.
À Patrimonio, Jean-Baptiste Arena, vigneron et président de la Chambre d’agriculture de Corse porte avec force une vision de l’agriculture insulaire, plus résiliente, plus collective, et capable de regagner en souveraineté alimentaire. « Notre modèle est à réinventer en nous inspirant du passé, mais sans refuser la modernité », explique-t-il, tout en racontant la manière dont ses ancêtres cultivaient déjà la vigne entre mer et montagne.
Sur ses terres familiales, il a fait le choix de préserver le travail du sol, d’encourager l’enracinement profond des vignes, et de privilégier l’enherbement naturel pour limiter l’érosion et conserver l’humidité. Il s’inspire de pratiques anciennes et d’une observation fine des sols et des cycles naturels.
Son engagement dépasse son exploitation : il œuvre à transformer l’agriculture corse dans son ensemble pour atteindre une plus grande souveraineté alimentaire. Face à une forte dépendance aux importations (seulement 4 % des besoins couverts localement), son ambition est de porter l’île vers 35 à 50 % d’autonomie d’ici 25 à 30 ans.
Pour y parvenir, il prône un retour au modèle des « pieve », où coexistait autrefois une diversité de production locale. A travers cette approche, il souhaite favoriser la complémentarité des filières et l’entraide entre exploitations. Son objectif est de valoriser la biodiversité préservée de l’île et de s’inspirer du passé tout en intégrant la modernité. Il mise sur un tissu agricole à taille humaine pour construire une souveraineté alimentaire durable, où la terre et le savoir-faire local sont les clés du succès.
Instance politique du Crédit Agricole, la Fédération nationale du Crédit Agricole est une association loi 1901. Ses adhérents sont les Caisses régionales, représentées par leurs présidents et leurs directeurs généraux.
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